Newcastle, Nobbys Beach, 2000 (australia)  
"Les enfaaaaaaants à taaaaaaable !'" La voix de Mau' résonne sur la petite plage, nous rappelant à tous les trois qu'ici, on n'peux pas lui échapper. Les vagues arrivent par groupe de trois sous la houle, 1m30 je dirais. Jolies vagues. Pas les meilleures, mais c'est pas mal, puis ce midi nous ne sommes que tous les trois, comme si l'océan nous avait gardé une place. Mais le cris de guerre de Mau' est indiscutable, on l'sait tous très bien, la dernière fois que j'ai voulu braver l'ordre ultime, j'ai retrouvé ma planche abandonnée sur le bord de la route, et j'ai dû distribuer des journaux pendant trois semaines pour pouvoir la faire réparer. Trois semaines sans surf, l'enfer. Alors cette fois, pas de bravoure rebelle, d'un regard entendu, nous nous mettons tous les trois à ramer en direction de la plage. C'est toujours comme ça avec Mau', on peux faire ce qu'on veut tant qu'on respecte l'obligation formelle de suivre dans la minute sa moindre demande, mais comme il y en a peu, c'est plutôt vivable. Puis ça nous permet d'pas aller à l'école. Seule Jay y vas, parce qu'elle est au collège. Dan et moi on a encore le temps de profiter des vagues trois et quatre petites années avant que ça n'arrive. Le collège, quelle horreur ! Passer des heures assis sur une chaise à écouter un pauvre con déblatérer sur des conneries aussi inutiles que stupides au lieu de glisser sur les vagues. Je détesterais ça. Dan est plutôt d'accord avec moi dans l'idée, lui aussi il préfère les vagues. Mau rit toujours en disant qu'elle a pondu trois poissons, mais au fond c'est p'tet pas faux. Les Kelly sont faits pour l'océan. Nous arrivons enfin sur la plage et comme d'habitude je suis premier. ça fout toujours Jay en rogne de voir que son petit frère est plus rapide qu'elle. Dan nous rejoint en riant, parfois je me demande comment est-ce possible de partager le même adn et être pourtant si différent. Dan est plutôt lent, toujours la tête dans les étoiles et même s'il adore surfer, je vois bien qu'il n'est pas comme Jay et moi quand il est dans l'océan. Et pourtant Jay n'est que notre demi-soeur, elle n'a pas de papa. Enfin c'est pas comme si nous en avions vraiment un nous non plus. Jhonny a disparu en mer deux mois après la naissance de Dan naissance naissance, et j'avais même pas un an, donc au final c'est Jay qui s'en souvient le mieux, même si c'est rien qu'des trucs très vagues. Des fois j'me dis que c'est pas très juste... Mais elle est cool Jay, alors j'lui pardonne, puis elle est là quand on en a besoin. C'est pas comme Mau' qui passe son temps à nous oublier. Elle poursuit encore sa vague notre mère, toujours ailleurs, elle ne rentre que pour ses entraînements quand le tour est finit. C'est Grand'pa qui reste avec nous à la maison le reste de l'année. En grimpant les marches qui séparent la maison du sol, je trébuche encore sur une de ces bouteilles vides qui commencent à s'accumuler autour de la villa. Mau' a encore bu je crois. Jay se raidi un peu en passant le porche et on sais tous ce que ça veut dire, si Jay ne parle pas, c'est qu'il vaut mieux pas moufter.


Melbourne, Bells Beach, 2007
(australia)
Je vais y arriver, je n'ai pas le choix. Encore quelques minutes avant la fin de l'épreuve, et pour le moment je dirais que nous sommes tous les deux à peu près au même niveau. ça ne peux pas se passer comme ça, je ne peux pas perdre. Je n'ai pas le temps de réfléchir, je dois y aller et vite si je veux faire la différence. La finale, j'y suis finalement arrivé. Je me mets à pagayer avec cette espèce de boule dans le ventre, tout va se jouer maintenant. La dernière chance, la dernière bonne vague, la plus belle de la session. Nous ramons au coude à coude, de plus en pus vite, je sens l'eau filer sous mes bras un peu engourdis, je dois le dépasser, vite ! Je lance une dernière poussée et ça y est, elle est là, je le sens, je le sais, je peux me lever. Elle est à moi, je l'ai eu. Je pousse sur mes pieds pour commencer à guider ma planche sur l'eau furieuse. Toute l'angoisse a disparu, je suis seul au monde, seul avec l'océan. Seul sur cette magnifique vague qui m'offre sans le moindre doute une route vers la victoire. Nous filons la planche et moi, je viens taper la lèvre, le coeur tambourinant avec cette espèce de joie intense qui m'envahi par tout les côtés lorsque je me retrouve sur les vagues. Magnifique, grandiose. Je me concentre, éviter les fioritures, aujourd'hui je n'suis pas là pour frimer, je dois gagner avant tout. C'est ça, le bonheur intense du surf, filer sur l'eau, dominer les vagues, faire corps avec l'océan. Ne rien prévoir, ne rien calculer, juste danser avec la nature. Je termine mon ride avec un immense sourire, parfait, je l'ai réussi, la meilleure vague de la session, j'ai pas le moindre doute là-dessus, à moi la première place ! J'entends enfin les hurlements d'approbation de la foule, visiblement eux aussi ils ont aimé. Je suis le meilleur, je l'ai toujours su, je suis né pour ça. Je cours hors de l'eau pour rejoindre Jay et Dan sur le sable, j'ai à peine le temps d'enlever mon lycra qu'un attroupement s'est déjà formé. Je distingue le type de Hurley qui est venu me parler après la seconde épreuve, il sourit, il m'attend. Je sais ce que ça veut dire, pas besoin d'avoir les résultats de la compétition, j'ai déjà gagné, je le sens, j'en suis sûr, et lui aussi. Il a vu ce que je pressens depuis des années, il me l'a dit. Dans quelques minutes il sera là, devant moi, prêt à me proposer un contrat, j'en suis sûr. Reef Kelly, 14 ans, vainqueur du Bells Beach junior, pas de doute là-dessus.


Oahu, Pipeline, 2011
(hawaii)
Tout avait pourtant si bien commencé, et pourtant nous sommes là, Dan et moi, assis devant le centre de secours d'urgence dans l'attente d'une ambulance, les mains crispées par l'angoisse. Je pose mon regard sur Jay, allongée sur la civière, elle ne réagi toujours pas aux stimulations des secouristes, sa jambe gauche fracturées en trois emplacements se tord dans une position qui n'a rien de très naturel et son front est maintenant couvert de sang, il y a pourtant quelques minutes à peine elle filait sur sa vague avec la grâce d'une hirondelle. Jay a toujours surfé comme ça, avec cette légèreté aérienne qui lui est propre, c'est une faiblesse qu'elle a su apprivoiser avec les années, j'aurais jamais pensé que ça pourrait lui couter si cher, plus maintenant. Jay a signé avec quicksilver il y a quelques années, elle n'a rien d'une débutante, pourtant son surf si léger lui a valu cette chute. Je lance un regard inquiet à mon frère dans l'espoir d'y voir cette confiance que je ne trouve pas moi-même, mais ses yeux me renvoient cette même peur qui vrille mes tripes, impossible de savoir si Jay s'en sortira, c'est encore trop tôt pour se prononcer nous ont dit les médecins sur place. Elle respire, mais faiblement. C'est quand elle a pris le rouleau que tout a basculé. Elle a soudain disparu sous les rafales d'eau qui l'on projetée sur les fonds de coraux, il a fallu plusieurs minutes avant qu'on puisse enfin la localiser, les sauveteurs l'ont sortie de l'eau couverte de sang et la plage a été légèrement évacuée pour éviter d'ajouter une attaque de requin. Jay n'était déjà plus là, partie dans ce monde féerique que les noyés rejoignent en attendant la mort. Mais en vie. Trop faible qu'ils ont dit, et ils ont raison, j'y ai pourtant cru moi aussi, qu'une fille pouvait surfer comme un homme quand je l'ai vu sur sa planche Jay, j'y ai cru. Mais j'me suis trompé c'est pas pour rien qu'on dit toujours aux filles de foutre le camp, les nanas sont pas faites pour surfer, pas comme nous, par sur les bonnes vagues comme celle-là. Le surf c'est pour les hommes, ils savaient raison. Et Jay en a fait les frais, putain d'merde fait chier, elle a intérêt à se réveiller !


Taiarapu-ouest, Teahupoo, 2014
(tahiti)
Ouvrir un oeil, puis l'autre, doucement. Mal au crâne. Merde, trop bu. Vomir. Mal partout. Je me lève avec difficulté, les mouvements m'arrache un grognement de douleur, mon épaule me torture comme si elle était en feu. Merde ça fait vraiment mal. J'enfile un caleçon en râlant, avant de secouer la fille encore vautré dans mon pieu. "Bouge, faut q'tu t'casses" je lui lance froidement, même pas envie de remettre ça. Cette conne a même pas voulus m'sucer, quelle merde. Sans un regard de plus je la fout à la porte, sa présence me parasite. Les filles ont le dont de m'agacer, surtout le matin. Elles pourraient pas se barrer en silence après avoir joui ? Merde j'ai pourtant pas l'impression d'en demander beaucoup ! Je me traine dans la salle de bain, les yeux cernés, le visage éraflé. J'enlève en grimaçant les bandes blanches autour de mon épaule. 14 points de suture, c'est pas beau à voir. Chier. Je vais pas pouvoir surfer pour un moment. Parfois j'me fais sourire moi-même, j'devrais être en train de flipper comme toutes ces petites merdes après une chute comme la mienne, c'est vrai que j'suis pas passé loin. Des dizaines de mètres cubes d'eau salées qui s'abattent sur ta tête, ça fait peur, mais à Teahupoo c'est pire. Seulement quelques dizaines de centimètres d'eau avant de se fracasser sur les coraux, pas mal sont morts comme ça. Mais j'ai eu d'la chance, y a que mon épaule qu'a été sérieusement touchée. J'ai toujours su que l'océan m'aimait bien. mais les gars d'Hurley m'ont retiré de la compet' pour cette année, je dois me remettre avant de reprendre une vague. Fait chier. Les géantes y a que ça de vrais, et pourtant ils me renvoient à Sydney, pour me "remettre en état". J'ai pas envie d'y retourner, à par Dan et Jay, y a rien pour moi là-bas. Et pourtant je vais bien devori faire ma valise, mon manager vient me chercher dans l'après midi. Putain d'merde. J'aime les vagues, j'aime le soleil, j'aime cet océan limpide qui s'étant devant moi lorsque je sors de la villa en bord de plage. J'ai pas envie de retourner me perdre à Sydney. Et pourtant je suis là, devant ce miroir à grimacer. C'est seulement pour quelques mois. ça devrait aller. Faut positiver, l'océan ne m'a pas abandonné.