Deux jours. Patienter deux jours. Dans l'absolu, rien d'insurmontable. Seulement, la curiosité était telle que chaque seconde semblait minute et que chaque minute semblait heure. Kathryn avait toujours été d'une nature impatiente. Il fallait constamment qu'elle sache tout, tout de suite, qu'elle obtienne ce qu'elle voulait dans l'immédiat. Cette caractéristique ne l'avait pas quitté depuis l'enfance. Les cadeaux de Noël, elle retournait la maison pour les trouver avant le vingt-cinq au matin, les chocolats de l'avent subissaient un terrible sort dans les deux premiers jours du mois de décembre. Adolescente, elle grillait les places dans les files d'attente, lisait les spoilers de toutes les séries qu'elle regardait, s'impatientant à chaque fois de découvrir la suite des évènements. Aujourd'hui, elle trépignait d'impatience à l'idée d'aller au rendez-vous qui lui était fixé vers vingt heures avec cet homme qu'elle ne connaissait ni d'Eve, ni d'Adam. La jeune femme n'avait plus eu de rendez-vous avec un homme depuis des mois et bien que Kat ne savait rien de cette personne, n'ayant pas la moindre idée ne serait-ce que de son prénom, de ses ambitions et de ses intentions – surtout – elle avait accepté ce date un peu particulier. Elle qui prône désormais la liberté de la femme, son émancipation de l'homme et la possibilité pour elle de s'épanouir dans la vie sans avoir ce besoin d'une présence masculine, elle qui – en apparence – semble heureuse en sa propre compagnie, elle qui n'a eu de cesse depuis sa première grossesse d'enchaîner les histoires scabreuses, décevantes et sans lendemain, elle avait accepté. Peut-être était-ce une sorte de thérapie, remettre le pied à l'étrier comme on dit, pour effacer les déceptions antérieures. Ne dit-on pas qu'à force de jouer avec le feu, on finit par se brûler, et bien à force de tomber, on finit par abandonner, seulement, ce mot ne fait pas partie du vocabulaire de la brunette. Au lieu d'endosser le rôle de la pauvre nana solitaire en mal d'affection, elle avait décidé d'aller de l'avant et rien, ni personne, ne pouvait l'empêcher de faire ce qu'elle voulait, au moment où elle le voulait.
Devant son miroir, la demoiselle se préparait pour sa soirée particulière. Rien de trop provoquant, rien de trop sage non plus. Un délice de féminité, comme à son habitude, le corps modelé dans une robe aux couleurs pâles qui semblait taillée sur mesure. Cheveux remontés en un chignon qui laisse volontairement s'échapper quelques mèches libérées. Vertigineuse douceur qui encadre son visage de poupée. Contemplant sa fine silhouette, elle ne peut s'empêcher de se mettre de profil, posant un regard mélancolique sur son ventre, plat, musclé, que toutes les jeunes femmes un peu complexées lui envieraient, mais bien trop mince au goût de l'australienne. Elle poussait un soupir, bientôt ce joli ventre arborerait des formes un peu plus conséquentes mais toutes aussi belles, elle en était persuadée. Fin prête, elle quittait son appartement et c'est le décor de Sydney qui remplaçait les murs de son appartement. Si l'on donnait quelques renseignements sur Kathryn aux gens qu'elle croise, ceux-ci pourraient aisément préjuger que sa vie est toute tracée, que cette jeune femme rencontrera du succès dans ses affaires, de l'épanouissement dans ses amours, qu'elle rencontrera certainement un beau jeune homme et qu'ils fonderont une famille à deux. Ces gens-là supposent que son parcours ne déviera jamais des chemins habituels, ne se doutant pas une seule seconde que cette demoiselle, seule, envisage de se faire inséminer pour la deuxième fois, ayant perdu toute foi en l'espoir de fonder une famille. Rien de bien choquant finalement dans le siècle dont nous sommes contemporains.
Trop tard pour faire machine arrière, la brune poussait la porte du bar-restaurant The Roosevelt, presque à l'heure, quelques minutes sacrifiées bêtement dans les transports. L'effervescence de Sydney qui s'anime à la nuit tombée. Scrutant les quelques personnes déjà présentes, la demoiselle se dirige vers le bar lorsqu'elle reconnaît l'inconnu, croisé plusieurs fois par hasard (ou peut-être était-ce la providence). Mon inconnu, lui assène alors son esprit. Sa raison lui murmure qu'un homme ne doit pas entrer dans sa vie maintenant, ce serait trop compliqué à gérer, difficile à assumer. Qu'importe, la raison est une imbécile, froide et distante. Un verre, ça n'engage à rien, absolument à rien. Et tourner les talons pour fuir la situation, ce serait prendre le risque de regretter. Plus question d'avoir des regrets. « Bonsoir » lançait-elle doucement, un sourire se dessinait alors sur ses lèvres. Il faut dire qu'avec lui, la politesse de la jeune femme enjouée, en pleine rue, avait été l'élément déclencheur. « J'espère ne pas vous avoir fait trop attendre ».
when i look into your eyes, i see it's a beautiful world
Deux jours. Deux longs jours à attendre, à se tourner les pouces, à regarder sa montre toutes les cinq minutes, à faire les cent pas, et à se torturer encore et encore l’esprit. Si on lui avait dit que ça lui arriverait un jour, jamais River n’y aurait cru. D’ordinaire, ce sont les femmes qui viennent à lui, et même s’il vit sa vie selon ses propres règles, il ne fait pas spécialement quelque chose pour. Elles viennent, elles sont là, c’est tout. Mais là, tout était différent. Elle l’intriguait depuis des mois et avait fini par devenir le sujet de toutes ses pensées, de ses questionnements et même parfois de ses rêves. Au fil des heures, chaque jour, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de penser à elle, elle, cette jolie jeune femme dont il ne connaissait même pas le nom. Il eut un petit rire nerveux à cette pensée. Ils s’étaient donné rendez-vous, il s’était jeté à l’eau, mais il ne connaissait toujours pas son prénom ! Curieusement, alors que c’était toujours le cas quand une fille l’abordait ou qu’il avait passé une soirée avec elle, River n’avait parlé de cette inconnue à personne, pas même à Timmy. Un peu comme s’il la gardait pour lui, comme si une fois qu’il allait en parler, une fois que ça deviendrait réel, elle lui échapperait entre les doigts, un peu comme si tout ceci n’était qu’un fantasme qui ne se réaliserait jamais. Il avait pris le risque de s’y piquer et maintenant, tout pouvait encore lui arriver. Elle pourrait tout simplement ne jamais venir au rendez-vous et ils pourraient bien ne plus jamais se recroiser au détour de cette ruelle. Etrangement, River se surprit à espérer, à croire qu’elle viendrait, pour lui. Tout ceci n’était pas dans sa nature et pourtant, il s’y jetait tel un ange se jetant dans le vide au-dessus d’une falaise.
Excité comme une puce ce mercredi-là, le jeune homme ne parvint pas à beaucoup se concentrer sur son travail, et même Clark l’avait remarqué. Il avait abandonné la paperasse administrative pour se concentrer sur ses dessins et ses projets, mais aucun de ses coups de crayon de le satisfaisaient et plus il dessinait, plus il gommait. Allant de ratures en ratures, il persévéra tout de même mais à la fin de la journée, ses efforts ne furent en aucun cas récompensés. C’est pour la première fois avec soulagement qu’il lâcha ses crayons et alla se laver les mains afin de faire disparaître les taches de plomb et autre métaux qui s’y étaient collés. Soulagé et soudain souriant, River quitta son bureau et ferma tout à clé derrière lui. Arrivé chez lui, il se plongea sous l’eau chaude de sa douche avant de se préparer, se revêtant d’un simple jean noir et d’une chemise blanche passée par-dessus le pantalon, manches retroussées. Classique, mais pas trop non-plus. Il finit par s’arranger quelque peu les cheveux, avant de se rendre compte que sa barbe légèrement sauvage commençait à laisser désirer. Il la tailla à sa juste mesure, autrement dit quelque peu apparente et aux bons endroits, au risque de se retrouver avec une tête de jeunot de vingt ans qui sort de l’université. Fin prêt, il jeta un coup d’œil à sa Rolex pour constater qu’il était trop tôt.
Le temps passa encore plus lentement que d’ordinaire, pourtant accompagné d’une bière fraiche dégustée devant la télé, avant qu’il ne parti de chez lui en direction du Roosevelt. Arrivé avec cinq minutes d’avance, mieux valait faire bonne impression lors du premier rendez-vous, River s’assit sur l’une des chaises hautes du bar, réservant celle de libre à côté de lui. En y repensant, il se rendit compte que ce rendez-vous était peut-être l’un des premiers rendez-vous qu’il ait vraiment eu dans sa vie d’adulte, et cette pensée le fit sourire. Il se trouvait même un petit peu idiot, réfléchissant et se faisant des remarques tel un gamin du collège. Son visage s’illumina quand, enfin, la belle inconnue apparut dans son champ de vision. « Bonsoir. » En bon gentleman, il se leva et présenta le siège libre à la jeune femme qui s’excusait pour ses quelques minutes de retard. « Bonsoir, vous êtes encore plus ravissante que les autres fois. » se surprit-il à lui dire. Intérieurement, il se mit une gifle, se demandant ce qu’il avait bien pu lui arriver pour qu’il ose dire cela à voix haute. Maintenant, il allait passer pour le roi des crétins baratineurs ! « Que puis-je vous offrir ? » poursuivit-il tout de même.