Mes mains tremblent, mon cœur s’agite. Je n’ai pas eu de nouvelles depuis notre dispute par SMS et je doute qu’il m’en donne, l’impossibilité de savoir, ou de prévoir son comportement, de savoir s’il va revenir ici ou partir des semaines, des mois, m’est insupportable. Je ferme les yeux en tentant de me concentrer sur ce que je suis en train de faire, Mark m’a demandé de remplir des papiers pour ses affaires de ce soir. Il est ravi qu’Henry soit parti même s’il me fait payer cher mon écart de conduite depuis ma virée nocturne avec l’amour de ma vie. Je me frotte les yeux en rangeant les documents, ce soir est une nouvelle soirée que je dois passer à faire l’hôtesse d’accueil, la fille bien, amoureuse. Je regarde ma montre et soupire, me demande s’il est loin, s’il est rentré, s’il reviendra un jour, s’il m’aime encore, s’il a envie de moi comme j’ai envie de lui, tellement fort que ça me bouffe de l’intérieur. Je ferme les yeux, prends une inspiration, et puis, abandonnant le reste de fierté que j’avais encore, lui envoie un SMS pour lui implorer de me rejoindre ce soir devant un petit café dont je connais le nom mais dont les propriétaires ne me connaitront sans doute pas. Je coupe mon téléphone portable après ça, incapable de passer la journée à guetter une réponse ou un signe de lui pour me prendre un refus catégorique.

La journée s’écoule, lentement mais surement, me laissant en proie face à moi-même et à mes états d’âme. J’ai souvent envie de fondre en larmes, mais me retiens de justesse quand mon mari m’interroge sur les raisons de mes rêveries ou de mon air de chien battu. Je fais ce qu’il me demande, par automatisme, le laisse m’annoncer qu’il est défavorable au fait que j’endosse le rôle qu’on vient de me proposer, le laisse me hurler dessus, me coller une baffe, et je m’en fiche, tout ce que je veux moi, c’est m’échapper d’ici ce soir. Et pour toujours. Tout quitter, recommencer de nouveau, si seulement j’avais la force de le faire… Mais j’ignore ce que deviendrait ma vie en Angleterre, j’ignore comment m’accueilleraient mes parents, mes frères, tous ces amis abandonnés et tous les gens laissés derrière moi. Tout plaquer, le suivre lui, lui faire confiance, fermer les yeux sur ma vie ici, sur mes angoisses, sur la peur viscérale qui m’occupe le cerveau. C’est sans doute une option assez adaptée au personnage d’Henry, passionnelle, folle, hermétique aux conséquences.

J’annonce à Mark que je ne serai pas là ce soir, il acquiesce vaguement, sans doute satisfait du répit que lui apportera mon absence, l’occasion rêvée de se taper une jeunette d’à peine 18 ans au bras de laquelle il déambulera toute la soirée en racontant au monde entier que je ne suis pas une épouse satisfaisante et qu’il est obligé d’aller voir ailleurs pour pallier mon manque d’expérience. L’humiliation a fini par devenir normale, avec le temps, plus rien ne me choque. Et pourtant, Henry a réintroduit au plus profond de mon cœur et de mes veines cet esprit farouche et revanchard que j’ai perdu ici, cette volonté de m’imposer, de crier que j’existe, que j’en vaux la peine, et que toutes ces années passées à simuler un bonheur inexistant sont vaines, révolues, archivées. Je baisse les yeux, en réalisant, au rythme de mes élucubrations mentales, que je suis incapable de tenir ce discours à voix haute. J’ai peur, je me sens prisonnière, et les paroles distantes d’Henry ne m’aideront pas à m’échapper. J’ai besoin qu’il me tire hors d’ici, j’ai besoin qu’il me pardonne et qu’il m’aime pour que je puisse me sentir assez forte pour rompre avec le quotidien atrocement habituel d’ici. Nous n’entendons pas les choses de la même manière malheureusement, et si seulement je pouvais lui faire comprendre…

Je l’attends, pile à l’heure, au point de rendez-vous, une crampe à l’estomac, un trou à la place du cœur, enveloppée dans un gros pull malgré la chaleur de la saison, terrifiée à l’idée qu’il ne vienne pas, qu’il me laisse là. Mes yeux s’embuent déjà après quelques minutes d’attente insatisfaite, il ne viendra pas, il me déteste et tout est terminé. Notre nuit passée ensemble n’aura suffit qu’à réveiller les sentiments et la violence de la passion, de l’addiction, mais maintenant, je suis seule ici, incapable de me prendre en main toute seule, et lui il est reparti d’où il venait, faire sa vie avec une inconnue à laquelle il offrira tout, qu’il rendra heureuse, qui finira par le rendre heureux lui aussi.

Les larmes s’écoulent aussi rapidement que les pensées défilent dans ma tête et je dois faire de la peine au gérant du petit café qui m’apporte un paquet de mouchoirs en m’indiquant qu’il va fermer et qu’il n’est pas ouvert ce soir. Je me mets à pleurer de plus belle, le remercie et embarque avec moi les précieux mouchoirs, presque prête à mourir sur place. Et puis, mes yeux rougis se lèvent et le découvrent là, sur le trottoir d’en face, peut être que je suis folle et que ce n’est qu’une illusion mais si c’est ça tant pis, je m’y accrocherai autant qu’elle durera pour offrir à mon cœur le répit dont il a besoin.

Je reste un instant immobile, déglutis en essuyant mes larmes, et traverse la route, manquant de me faire écraser, distraite, pour aller lui faire face sur l’autre trottoir. Je l’observe un instant, hésite à toucher sa joue pour vérifier qu’il est bien réel, et baisse finalement les yeux. « You came, » je murmure, comme un constat, utilisant mon mouchoir pour essuyer mes propres joues. « I thought you wouldn’t come after all. I thought you were gone with another pretty blonde who’s better for you. » Je ris un peu, mais plus par nervosité qu’autre chose, et relève finalement les yeux pour lui faire face, immobile, attendant les cris ou le rejet, réclamant la tendresse.