Elle était belle maman. C’est ce que je me dis les soirs où je contemple une vieille photo d’elle posée sur ma table de chevet. Maman, elle était vraiment belle. Bien plus que moi aujourd’hui. Bien plus qu’Ingrid aussi. Maman, elle aurait pu devenir quelqu’un avec un visage comme ça c’est sûr. Elle aurait été une star de cinéma ou la muse d’un grand peintre qui l’aurait exposé dans toutes les capitales. Elle aurait été prise en photo partout où elle serait allée. Maman, on l’aurait aimé. Mais elle est tombée amoureuse et ce fût fini. Son beau visage, il n’a pas résisté à une passion déchirante. Il est devenu ce qu’il est aujourd’hui, vieux et terne comme si dix années s’étaient abattu sur lui sans prévenir. Et maman, elle n’est que l’ombre d’une jeune femme qui aurait pu tenir le monde dans le creux de sa main. Quand j’étais petite, j’imaginais bien souvent ce qu’aurait été sa vie et je me voyais à sa place. Il suffisait juste que j’observe la photo sur la table de chevet et je m’en allais en rêvant d’être elle. Cette maman-là, si belle sur la photo, c’est un modèle, une héroïne. J’aurais aimé qu’elle ne disparaisse pas. J’aurais pu essayer de lui ressembler et de marcher sur ces pas. J’aurais été la fille de la belle dame. Mais je ne sais pas trop ce qui s’est passé, quelqu’un a dû l’échanger pendant que je dormais, quelqu’un a dû me la voler parce que ma maman, celle que je vois tous les jours, elle n’est pas belle. Elle n’est même pas gentille. Il lui reste quelques traits de la photo mais elle est une étrangère et même si j’ai longtemps essayé de la voir autrement, tout ce qu’elle est c’est un parasite qui nuit au bien être de notre famille. Maman, elle aurait dû mourir d’amour. Je n’étais pas très vieille quand j’ai compris que ces conneries là, ça pouvait vous emmener loin. Elle m’a raconté l’histoire entre deux verres d’alcool. La façon dont une jeune fille belle comme un cœur a tout sacrifié pour suivre l’homme qu’elle aimait sur un continent inconnu. La façon dont elle a appris que cet homme n’était que très peu épris d’elle et qu’il avait déjà un foyer qui l’attendait. La façon dont son cœur a fait crac et que depuis elle essaie de le recoller avec de l’alcool. J’ai eu le récit en entier. Je suis la fille de cet homme et je comprends pourquoi elle peut à peine poser les yeux sur moi. Maman, elle est comme ça parce qu’elle a aimé. Moi, je ne ferais jamais ça. Je veux être comme la belle fille de la photo.

C’est ma première nuit avec lui. Je n’arrive pas à fermer les yeux. Il est tard pourtant, normalement ça vient tout seul. Mais non, il est là. Il accélère mon rythme cardiaque par sa seule présence. Il n’y a pas de bruit. Je suis la seule à ne pas avoir trouvé le sommeil dans cet appartement bien occupé. C’est si calme pourtant. Mais j’entends mon cœur qui bat très fort. C’est le seul bruit. Je baisse les yeux pour observe Jimi, bien endormi la tête posée sur ma poitrine. Il faut que ça s’arrête, sinon je vais le réveiller. C’est si agréable la façon dont il dort sur moi, il ne faut pas qu’il se réveille sinon il va se rendormir plus loin. Je ne suis pas sûre qu’il ait fait exprès de se mettre dans une telle position. Et je n’ai pas envie qu’il en adopte une autre. Quelque part, c’est confortable là et ça me plait. C’est probablement ça la raison pour laquelle je ne trouve pas le sommeil. C’est ma première nuit ici – et probablement la seule – je ne devrais pas la gâcher à dormir. Je devrais profiter seulement. Me nourrir de cette sensation d’être bien. De ces petits frissons qui me parcourent. Et de ce cœur qui bat à tout rompre. C’est si euphorisant. Le sommeil ne ferait que tout ruiner. Il anesthésierait tout ça. Et demain, je n’aurais pas le souvenir de cette nuit à regarder le plafond en pensant à la façon dont la vie peut-être vraiment belle à vivre parfois. Demain, je n’aurais pas le souvenir d’avoir été vivant comme là si je m’endors. Alors je reste éveillée. C’est mieux comme ça parce que je ne sais pas de quoi demain sera fait. Probablement d’aux-revoir. Nous nous dirons adieu et je partirais à un souvenir rien qu’à moi. Pas besoin de le lui dire. Il n’est pas fleur bleue. Il ne comprendrait pas je crois. Si je lui racontais la force avec laquelle mon cœur bat. Il ne comprendrait pas. Il aurait peur sans doute peur aussi. Peur parce qu’on dirait de l’amour. Juste l’amour du moment en fait sinon ça ne voudrait pas dire grand-chose. J’ai un peu peur maintenant moi aussi. De demain, parce que je ne sais pas comment ça sera. Je ne sais pas ce qu’il dira. Ni ce que je ferais. Si ça tenait qu’à moi, on serait là pour toujours. Comme ça, je serais bien à jamais. Lui dormira. Et demain n’existera pas.


Je ne veux collectionner que les instants de bonheur. Je suis inquiète concernant l’avenir. Je ne le dis pas souvent et j’évite de m’en plaindre. Mes états d’âme n’intéresse personne et je suis plus le genre à aller de l’avant qu’à rester me plaindre. Mais je me retrouve très souvent devant le fait accompli, j’ai peur presque constamment. Pour Ingrid. Pour mes frères. Pour l’avenir en général. Nous sommes heureux, oui. Mais nous restons les capitaines d’une barque sans destination. Un jour, la vérité éclatera sur maman. Tout le monde saura qu’elle est une mauvaise mère, incapable d’éduquer ses enfants. Puis on nous séparera. C’est beaucoup d’anxiété pour moi qui fait tout pour que cela n’arrive pas. C’est une chimère. Je le sais, ça arrivera. Et parfois, je culpabilise beaucoup d’attendre ce moment. Parfois, je me dis que ce serait une libération. Que je n’aurais plus à m’inquiéter. Que je n’aurais plus à assumer d’autres responsabilité que les miennes et peut-être que je pourrais vivre ma vie. Devenir la jolie fille de la photo. Oui, j’aimerais. Mais toute cette libération que je ressens, elle s’envole dès que je vois le prix à payer pour tout ça, mes frères, ma sœur. Ingrid, elle ne supporterait pas je crois. Elle parait adulte comme ça. Elle ne s’attire pas d’ennui. Mais je me casse la tête sur sa fragilité. Je ne crois pas que je comprendrais un jour ce qui l’empêche d’être forte. On dit que les petites sœurs prennent exemple sur les grandes. C’est triste à dire mais je pense qu’avec l’inversion des rôles dans notre famille, c’est de maman qu’elle tient ça. Ingrid, j’ai pas envie qu’elle affronte le monde, elle est déjà toute cassée. Ingrid, elle me fait peur. Mais ça, c’est parce que je saurais jamais la comprendre. Je ne pourrais jamais savoir et donc, je ne pourrais jamais l’aider. Réaliser ma propre impuissance a été difficile. Je dois rester forte pour trop de personne donc même dans les moments de doute, quand j’ai peur, je finis par me retrouve à sourire bêtement par automatisme pour chasser les idées noires. Pour être heureux, il suffit de le vouloir. C’est pas un état d’esprit. Ingrid, elle ne le comprend pas. Le bonheur, ça lui est aussi étranger que ne l’est pour moi sa tristesse. Moi, je dis qu’il faut faire comme si et qu’après, ça deviendra une habitude. Etre heureux, c’est facile en fait.